Presque toutes les positions éthiques accordent une importance morale à la réduction des expériences négatives telles que la souffrance. Ces points de vue diffèrent sur le poids relatif accordé à la réduction des expériences négatives par rapport à la promotion des expériences positives. Les positions éthiques centrées sur la souffrance donnent priorité à la réduction des expériences négatives par rapport à l’augmentation des expériences positives.1
Etant donné que les animaux non humains sont capables de ressentir la souffrance, les points de vue centrés sur la souffrance posent qu’une considération morale doit être accordée aux animaux. En outre, changer la situation actuelle des animaux constitue une priorité étant donné le degré de souffrance ressenti par les animaux. Selon ces théories, la prévention ou la réduction de la souffrance animale doit être prioritaire sur la production d’un plaisir plus grand pour les êtres humains.
Différents points de vue existent. Selon l’hédonisme négatif, seules les expériences négatives comptent et les expériences positives sont exclues. Selon d’autres prises de position, les expériences positives comptent mais ce qui est positif n’est pas le plaisir. Une de ces approches, le tranquillisme, considère comme positive la neutralité qui résulte de l’absence de toute souffrance. Pour une autre prise de position, ce qu’on appelle l’antifrustrationnisme, ce qui est positif, c’est d’éviter d’avoir des désirs ou des préférences non satisfaits. Bien qu’il ne soit pas positif de satisfaire un désir, il est positif que rien ne frustre ce désir.
L’éthique fondée sur la souffrance est compatible avec de multiples théories d’éthique. Selon l’éthique déontologique centrée sur la souffrance, nous devrions appliquer certaines règles morales qui interdisent de provoquer la souffrance ou qui imposent de réduire la souffrance si possible. L’éthique du caractère centrée sur la souffrance peut se focaliser sur l’aide à ceux qui souffrent ou peut-être promouvoir compassion et solidarité avec ceux qui souffrent. On observe également diverses positions conséquentialistes centrées sur la souffrance. On parle alors de « conséquentialisme négatif ». Ces approches acceptent toutes que réduire la souffrance quant à son intensité et à sa durée importe plus que d’accroître le bonheur pour la même intensité et la même durée.
Par définition, l’éthique centrée sur la souffrance accordera une considération morale à tous les êtres capables de souffrir. Ce qui inclut les animaux sentients puisque tout être sentient a la capacité de souffrir. En outre, les intérêts des animaux non humains se verront accorder la même considération que les intérêts des êtres humains. Ceci est dû au fait que pour ces positions éthiques la souffrance reste de la souffrance indépendamment de qui en fait l’expérience.
Il est évident que des niveaux très élevés de souffrance touchent les animaux non humains. C’est clairement le cas pour ceux qui sont exploités dans la production de biens et services animaux, et en particulier pour les animaux élevés dans la grande majorité des fermes aujourd’hui.2 De la même manière, de nombreux animaux sauvages meurent avant l’âge adulte, souvent dans de grandes souffrances, et il est fréquent que ceux qui atteignent l’âge adulte souffrent beaucoup eux aussi.3
Pour l’éthique centrée sur la souffrance, accroître le plaisir des êtres humains est d’une importance secondaire, voire négligeable. Ce type d’éthique encourage les êtres humains à éviter de nuire aux animaux non humains et à aider les animaux quand ils le peuvent. Cela est considéré comme prioritaire et plus important que la promotion d’objectifs humains qui n’entraînent pas la réduction de souffrances équivalentes.
Les défenseurs de ces points de vue présentent les arguments suivants :
Imaginons une situation de souffrance extrême, comme le fait d’être torturé. Imaginons alors pouvoir passer de cette situation à une situation de souffrance modérée. La plupart des gens verraient cela comme un changement très positif. Supposons maintenant que nous nous trouvons dans une situation où nous ressentons un plaisir modéré. Passer de cette situation à une situation de plaisir extrême n’est pas généralement considéré comme étant quelque chose d’aussi positif que le premier cas. Par contre, passer d’une souffrance très légère à une insupportable souffrance est vu comme une différence négative très marquée et cela est généralement vu comme pire que le fait de passer d’un plaisir extrême à un plaisir modéré. Si nous acceptons ce principe, nous parvenons à la conclusion que la souffrance pèse plus que le plaisir.
La souffrance a priorité sur le bonheur, notamment lorsque cette souffrance est ressentie par un individu et le bonheur par un autre. Sur le plan personnel, il est possible d’accepter de souffrir pour pouvoir ensuite éprouver plus de plaisir. Ce qui ne revient pas croire que, de manière générale, le bonheur puisse compenser l’existence de la souffrance lorsque des individus différents sont impliqués. En d’autres termes, nombreux sont ceux qui s’opposent à ce que des innocents souffrent sans aucune contrepartie en échange du plaisir d’autres individus. Ce qui implique que si l’on rejette une position spéciste (discriminer contre les animaux non humains), nuire aux animaux au profit des humains s’avère problématique.
Lorsqu’un individu est soumis à de la torture, il est très probable qu’il ne soit plus en mesure de résister à un certain niveau. S’il ne peut supporter la souffrance, il peut accepter de faire ce qu’il n’aurait autrement jamais pensé faire. Pour mettre fin à sa douleur, il peut dénoncer ses proches ou d’autres innocents, trahir des causes auxquelles il croit profondément, sacrifier sa liberté ou même sa vie. Pourtant, la plupart des individus n’agiraient pas de la sorte pour quelque niveau de plaisir que ce soit. La souffrance est bien plus insupportable que l’absence de plaisir, ce qui suggère que les préjudices entraînés par la souffrance dépassent de loin l’expérience du plaisir.
Cela montre que la priorité doit être donnée à la réduction des formes de souffrance les plus extrêmes. Ce qui a d’importantes conséquences pour les animaux les plus touchés.
Certains arguments ne sont pas fondés sur la dévalorisation relative de la souffrance par rapport à la valeur du bonheur mais donnent priorité à la réduction de la souffrance en partant du principe que de meilleurs résultats en découleront. Ces arguments s’intéressent au volume de souffrance qui existe dans le monde et à la facilité avec laquelle la souffrance se produit. Ils ne sont pas en eux-mêmes des arguments pour une éthique centrée sur la souffrance. Cependant, si ces arguments sont corrects, ils nous fournissent des raisons indirectes pour privilégier une éthique centrée sur la souffrance puisque ce qu’ils prescrivent peut entraîner des conséquences plus favorables que ne le feraient les autres points de vue.
Les êtres humains ont subi de grandes souffrances tout au long de l’histoire mais ils éprouvent aussi beaucoup de plaisir au cours de leur vie. Par conséquent, l’argument selon lequel il y aurait plus de bonheur que de souffrance dans le monde peut être discutable si l’on ne s’arrête pas au seul cas des êtres humains.
Pourtant les animaux peuvent ressentir des émotions et souffrir. Les souffrances actuelles des animaux dans des lieux tels que la plupart des élevages contemporains où ils passent leur vie dans des conditions d’enfermement choquantes et souffrent souvent de diverses maladies, sont extrêmes. Le nombre d’animaux terrestres qui se retrouvent dans de telles situations dépasse les dizaines de milliards. En outre, les animaux à l’état sauvage connaissent des souffrances importantes, parfois à cause des êtres humains mais souvent pour d’autres raisons (maladie, conditions climatiques extrêmes, accidents et famine). A cela vient s’ajouter le fait que la grande majorité de ces animaux se reproduisent en grand nombre (par centaines, milliers ou même milliards) et que la très grande majorité de leurs petits meurent, souvent très peu de temps après leur naissance et dans de grandes souffrances.
Si l’on tient compte de toutes ces situations, il est fort possible que le niveau de souffrance ressenti dans le monde soit bien supérieur au niveau de plaisir et qu’il serait bien plus bénéfique de donner priorité à la réduction de la souffrance.
La souffrance se produit très facilement. Même si l’on s’efforce tout au long de notre vie de l’éviter, nous en ferons l’expérience à un moment donné. Une asymétrie significative existe entre souffrance et plaisir, puisqu’il est beaucoup plus difficile pour le plaisir que pour la souffrance d’avoir lieu. Même sans agir de manière à provoquer directement de la souffrance, il est possible de souffrir du fait de facteurs externes (par exemple des problèmes de santé ou des préjudices physiques). Par contre, si l’on ne recherche pas activement le plaisir il est fort peu probable que l’on puisse en faire l’expérience. Un événement fortuit, un imperceptible changement de circonstances, ou une erreur mineure peuvent entraîner de graves souffrances. Mais il est moins probable qu’un oubli ou un accident nous procure du plaisir.
La situation est encore plus grave pour les animaux. Ils n’ont pas les moyens dont disposent beaucoup d’êtres humains pour réduire leur souffrance. En outre, les animaux n’ont souvent aucun moyen d’éviter de profondes souffrances, soit de la main de l’être humain, soit du fait de causes naturelles. Les animaus exploités n’ont aucun contrôle sur leurs conditions de vie, ce qui leur cause de très grandes souffrances. Pareillement, de nombreux animaux sauvages souffrent de maladie, de faim, de froid et d’autres conditions qu’ils ne peuvent ni éliminer ni éviter.
Il est possible de défendre les points de vue fondés sur la souffrance pour de multiples raisons. Quel que soit l’argument privilégié, la conclusion selon laquelle il importe d’accorder la priorité à la souffrance a de profondes implications pour les animaux non humains.
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2 Mood, A. & Brooke, P. (2019) “Numbers of fish caught from the wild each year”, Fishcount.org.uk [consulté le 4 June 2021]. Food and Agriculture Organization of the United Nations (2021) “Livestock primary”, FAOStat, February 19 [consulté le 4 juin 2021].
3 Tomasik, B. (2019 [2009]) “How many wild animals are there?”, Essays on Reducing Suffering, Aug 07 [consulté le 4 juin 2021]. See also Animal Ethics (2020) Introduction to wild animal suffering: A guide to the issues, Oakland: Animal Ethics [consulté le 4 juin 2021].